La responsabilité face aux technologies numériques, addict à l'électricité ?

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Dans un article bizarrement titré « Comment faire attention au design de l’addiction ? » Hubert Guillaud évoque la responsabilité des concepteurs de produits matériels et logiciels dans leur capacité à concevoir leurs produits pour susciter l’attention, voire l’addiction. :
http://internetactu.blog.lemonde.fr/2016/11/19/captologie-quelles-limites-pour-le-design-de-laddiction/ Tandis que le titre du lien évoque la captologie et ses limites (captologie-quelles-limites-pour-le-design-de-laddiction ?), cet article nous renvoie à plusieurs questions sur la dépendance, cyberdépendance, ou encore addiction aux technologies. Alors que d’aucuns fustigent simplement les écrans, on peut tenter d’analyser deux postures, celle du récepteur et celle du producteur de contenus. C’est d’abord cette deuxième posture qui est interrogée dans cet article en s’appuyant sur le designer Tristan Harris qui interroge l’éthique de conception. De manière douce, Hubert Guillaud fait remonter à la surface la dimension paradoxale de ce propos en signalant qu’appeler des entreprises à limiter leur capacité à inciter, à acquérir et utiliser leur produit (ce qui leur permet de le vendre et d’en vivre) est en contradiction avec la limitation de cette capacité au nom de l’éthique (ce qui risquerait de limiter leurs ventes).
Nous avons là une forme intéressante de débat, voire de controverse. Si on ajoute à cela le pouvoir que s’octroient les responsables étatiques, on voit apparaître un trépied de responsabilité : d’un côté le concepteur du produit, d’un autre l’utilisateur et enfin d’un autre le régulateur étatique. De quoi s’agit-il au fond : peut-on laisser des entreprises concevoir des produits qui attirent les utilisateurs en se basant sur des procédés de manipulation ? Cette volonté qu’a toute structure sentant qu’elle a un pouvoir sur des individus, que ce soit l’état ou une entreprise n’est pas nouvelle. On peut même considérer que les politiques ont été les premiers à utiliser des méthodes proches ou parfois éloignées, mais toutes dans le même but soumettre les individus. Si la méthode forte, esclavage, crime, etc.… s’estompe progressivement, elle est remplacée par la méthode douce, scolarité, publicité, propagande, manipulation etc… Car l’objectif reste le même soumettre l’autre à ce qu’on lui propose. Masi désormais pour le soumettre, il semble plus pertinent de le convaincre de se soumettre lui-même. Ainsi le déploiement de l’école repose-t-il sur cette idée. Il suffit d’entendre les commentaires fait sur ce que fait ou pas l’école quand il y a un problème dans la société. Dans l’imaginaire de nombre d’entre nous l’école a pour but d’amener les jeunes à une forme de docilité aux règles du monde des adultes, pour qu’ensuite ils puissent l’intégrer sans poser de problème. C’est pourquoi la multiplication des « éducations à » s’est multipliée. On trouve l’écho de cette crainte dans les critiques récurrentes de la jeunesse depuis l’aube de l’humanité.
Nous voilà donc en présence de ce problème de manipulation qui, bien au-delà de l’article cité, est avant tout une question philosophique, mais aussi anthropologique et bien sûr psychologique. Le summum de la manipulation réussie c’est lorsqu’elle rentre dans le concert des représentations sociales. Alors que l’on interroge les écrans, les logiciels informatiques et autres technologies, on oublie que la technologie fondatrice est-elle admise sans aucun recul critique, hormis pour sa fabrication : l’électricité. Dans certains lieux on parle de « fée électricité » (nom donné par Raoul Dufy au tableau conçu en 1937). Pour le dire autrement, l’addiction à l’électricité est devenue inconsciente. On ne pourrait plus s’en passer. Ce qui est fondamental pour la vie c’est « l’énergie ». L’électricité est aujourd’hui devenue le symbole premier de cette énergie. Même si d’autres énergies sont utilisées, celle-là englobe, domine progressivement toutes les autres. Le summum de la réussite d’une manipulation c’est la « naturalisation ». Pour le dire autrement quand quelque chose nous semble naturel, il faut se questionner pour savoir si l’on ne nous a pas manipulés pour penser cela.
T. Harris semble dédouaner l’individu manipulé en laissant presque entendre que celui-ci n’y peut rien, tant les techniques de manipulations sont puissantes. On peut même penser que nous ne sommes, nous humains, que de simples machines « manipulables ». Pavlov et ses réflexes conditionnels n’est pas loin. Nous même avons parfois l’envie de penser que la scolarisation n’est qu’un espace de manipulation dont les enseignants sont les plus brillants acteurs. Quand on demande à l’école ce qu’elle peut faire face aux écrans, on tente d’opposer deux manipulations : celle de la société incarnée par ses techniques et celle d’une institution étatique. Dès lors il faut dépasser cette opposition et aller du côté des questions philosophiques comme celle posée par Jean Paul Sartre dans « les jeux sont faits ». Pour le dire autrement et sommairement, sommes-nous libres ? Et cela renvoie à la question de savoir à quelles conditions et comment une éducation peut permettre la liberté. L’école, sensée libérer le peuple du joug des dominants (Condorcet), ne propose qu’une autre forme de joug… C’est pourquoi il faut probablement être dans le questionnement permanent face à ces tentatives de manipulations. Cela renvoie bien sûr à la responsabilité individuelle, mais aussi collective qui se construit dans ce que l’on peut appeler le « faire société ». Mais laquelle ?

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