Il n’y a pas de « harcèlement scolaire » ou numérique, il y a le harcèlement et c’est tout

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Les médias ont récemment utilisé à plusieurs reprises l’expression de « harcèlement scolaire ». L’association du mot scolaire à celui de harcèlement est une dérive qu’il faut analyser. Y aurait-il une spécificité ou alors s’agit-il simplement de faire un focus sur une question vendeuse parce que répondant à l’angoisse des familles. Menaces, trolls etc…n’appartiennent pas au monde scolaire mais à toute la société. Les tristes constats concernant ce qui se passe « aussi » à l’école ne doivent pas faire oublier que ces pratiques sont répandues dans toutes les sphères de la société et utilisées par tous les âges… Mais la médiatisation des quelques situations dramatiques récentes liées au harcèlement dans des contextes scolaires ne doit pas cacher une réalité beaucoup plus inquiétante : la dimension multiforme de ce que l’on nomme harcèlement qui est présente dans toutes les strates de nos sociétés. De la violence verbale à la violence physique il n’y a qu’un pas que certains ont récemment franchi à nouveau. Il y a une continuité entre les deux, ne l’oublions pas, la question du passage à l’acte restant à approfondir pour expliquer justement le harcèlement verbal.

Avec le développement des usages du numérique, le harcèlement a pris une nouvelle dimension. D’une part, il est facilité par ces nouveaux moyens, d’autre part il colporte l’idée de dénigrement du numérique. Il semble facile a priori de « balancer » dans l’espace numérique des propos violents, en pensant que l’on est anonyme et non repérable. Dans le même temps les critiques du numérique s’emparent facilement de ce thème parce que porteur essentiellement de dangers en ignorant les facilitations qu’il permet. Les progrès techniques font souvent l’objet de ce genre de mise en cause, parfois avec raison, parfois à tort, parfois de manière approximative. Or le comportement de harcèlement est d’abord humain avant d’être numérique. Pour le dire autrement, à chaque fois que l’on parle de harcèlement, il est nécessaire de mieux situer la place du numérique d’une part et d’autre part de comprendre ce qui est de l’ordre de l’intention humaine. L’association avec le monde scolaire de ce phénomène social doit aussi être interrogée. Ne peut-on penser que la scolarisation et son mode concurrentiel sont potentiellement incitatifs à la comparaison entre jeunes, entre élèves. Ainsi, ils peuvent être générateurs de propos plus ou moins grave : rappelons les mots de « fayot », « d’intello »,  » de nul », etc… bref tous ces termes que des jeunes et aussi des adultes peuvent utiliser au quotidien.

Parler de harcèlement, c’est d’abord parler de victime. C’est-à-dire de la personne, jeune ou pas, prise pour cible par une ou plusieurs autres personnes. Car c’est d’abord à elle qu’il faut s’adresser pour en parler. Elle et son entourage, ses proches, ses amis, sa famille. Car il n’est pas rare d’entendre que la personne harcelée a gardé pour elle ce qu’elle a subi. C’est d’ailleurs ce qui fait la force de celui ou celle (ou ceux) qui vise la cible, le sentiment qu’elle ne dira rien parce que sous domination. C’est souvent malheureusement ce qui se passe : la personne est en situation d’infériorité pour de multiples raisons (âge, taille, race, sexe, etc..). Cette infériorité est parfois très intériorisée voire devenue inconsciente, permettant ainsi toutes les dérives à son égard. Mais ce silence de la victime, c’est aussi un environnement proche auquel elle ne peut parler : familles, amis, enseignants, etc… C’est dans cet espace-là qu’il est nécessaire de travailler en premier, au plus tôt ou même en amont de tout problème éventuel. C’est d’abord dans la possibilité de verbaliser un ressenti qu’il soit d’infériorité ou d’agression. Pour le dire autrement, c’est le processus d’individuation et de construction de soi qui est fondamental. La conscience de soi et l’estime de soi sont à construire au sein du groupe familial du groupe des proches. C’est cela qui peut permettre à quiconque est victime d’un harcèlement de s’en dégager d’abord psychologiquement.

Mais attention, il y a de multiples formes de harcèlement. Si la plupart relèvent de ce mécanisme de domination/soumission une bonne partie relève plus simplement d’une perversité ordinaire qui consiste à attaquer l’autre pour mieux être soi-même. Car en symétrie de la victime, le harceleur cherche aussi dans cette pratique à exister, seul d’abord et en groupe en particulier dans le cas des harcèlements collectifs. Là aussi, la question identitaire est en jeu, mais à l’inverse d’une victime silencieuse, le harceleur se montre et cherche à gagner en réputation, du moins à ses yeux. Là encore il y a de nombreuses formes de harcèlement, douces ou violentes, mais qui toutes relèvent du mécanisme de la tentative de rabaisser un autre, une autre. La généralisation des pratiques du web a amplifié le potentiel de harcèlement du fait de la circulation quasi instantanée des informations et de la distance virtuelle entre l’émetteur et la cible.

Pourquoi le numérique est-il si présent actuellement? Parce qu’il ajoute aux modalités traditionnelles, une distance nouvelle qui rend encore plus insensible l’acte de harcèlement. Si l’on reprend les comportements d’enfants dans une cour de récréation (voir le documentaire éponyme de Claire Simon sorti en 1998) on comprend mieux les degrés de ressenti d’un enfant face à ce qu’il considère être une agression. Les moyens numériques mis en oeuvre dans le cadre de situation d’agression verbale, voir de harcèlement, sont à la portée de tous. Déplacer ce qui se passe dans la cour de récréation sur le web, c’est justement une analogie intéressante à travailler. Serge Pouts Lajus disait, en 2000, que le web c’est la rue (« QU’EST-CE QUE LE WEB ? » EPI n°100 https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00000888/file/ba0p075.pdf) : « Pour parler du Web et se le représenter, la rue, le village, la place du marché sont de bonnes analogies parce qu’elles mettent l’accent sur une caractéristique essentielle du Web : c’est un endroit habité. ». En tenant ce propos, alors que les réseaux sociaux numériques sont naissants aux yeux du grand public, il nous invite, collectivement à penser aussi ce que peuvent être les dérives de l’humain, en appelant à une éthique de l’usage du web.

Du harcèlement sous toutes ses formes, cyberharcèlement, sextape et autres méthodes de mise en accusation de l’autre, il est nécessaire d’en faire une question plus large d’expression publique. L’écoute, le visionnage et la lecture de propos diffusés (quel qu’en soit le support) montrent que la recherche de cibles est une sorte de jeu, une sorte de forme de l’être humain autocentré. Qui sont donc ces harceleurs, dont certains ne pensent pas l’être ? C’est nous tous, dès lors que notre opposition à quelqu’un d’autre, à ses idées, se déplace du plan factuelle au plan personnelle. Ainsi dénigrer une personne avant de contester le fond de ses propos est un procédé bien connu qui est à la base de nombreuses attaques personnelles. L’insistance et la conduite de meute vient alors transformer un propos déplacé en harcèlement. Sophia Aram a publié récemment un livre très éclairant à ce sujet « La question qui tue, Perfidies ordinaires, maladresses et autres micro-agressions » (Denoël 2021). Il met en évidence le possible glissement d’un propos ordinaire vers un harcèlement même inconscient. Il met aussi en évidence que celui qui perçoit un propos comme agressif à son égard est celui qui compte en premier. Le texte de S. Pouts-Lajus mériterait une actualisation, vingt années après, ajoutant à sa réflexion la question de la communication qui a dépassé la question d’information qu’il développe.

Sur un plan éducatif, le monde scolaire n’est qu’un monde comme les autres. Ses limites sont celles de notre société. Une jeune fille de collège qui témoignait de son sentiment de dénigrement (harcèlement ?) auprès de ses enseignants parce qu’elle était bonne élève a mis en évidence son vécu son ressenti. Ses enseignants ignoraient cet état de fait et déclaraient ne pas pouvoir être au courant. On comprend dès lors l’utilité de ces espaces d’écoute et de parole qui sont si rares dans les établissements scolaires…

A suivre et à débattre

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