Naïveté numérique, apprentissage et institution scolaire

Aux premières heures de l’informatique scolaire, j’ai fait partie des « naïfs de l’informatique » scolaire et éducative. En effet, j’ai longtemps cru que l’on pourrait rapidement transformer l’enseignement, l’école et les apprentissages par le simple fait de cette technologie émergente dans le monde scolaire au début 1980. Cela a d’abord été la programmation (6502 pour les initiés, Basic pour les autres) de ces machines énigmatiques et fascinantes. Puis cela a été l’Enseignement Assisté par Ordinateur (EAO) et ses logiciels d’aide à l’apprentissage (ELMO pour la lecture rapide ou encore les exerciseurs). Quelques années plus tard vers 1985, l’intelligence artificielle, déjà bien médiatisée à l’époque, m’a enthousiasmé. J’ai appris le langage Prolog (Colmerauer) et j’ai conçu des petits modules pédagogiques de grammaire formelle dans ce langage et les ai testés auprès de mes élèves de lycée professionnel. Travaillant auprès d’enseignants de lycée professionnel, formant des enseignants d’école primaire et secondaire, travaillant en formation continue pour développer les compétences bureautiques des demandeurs d’emplois de l’époque (1990), j’ai ensuite envisagé la puissance de développement et de progrès que permettrait cette informatique, ces TIC pour les apprentissages.

 

Retour en arrière, dynamique ou tourbillon

Au gré des politiques publiques et des propositions des structures auprès desquelles je travaillais, j’ai pu aussi mesurer le potentiel de l’enseignement hybride (à partir de 1989) comme nouvelle forme de la formation et de l’enseignement. Devenant formateur de personnels d’éducation et ne côtoyant les élèves que par moments, j’ai mis l’accent sur des analyses plus approfondies du potentiel éducatif de l’informatique et sur les questions qui traversent le monde enseignant ainsi que celui de ses responsables (Multimédiatiser l’école ?, Hachette, 1998). L’arrivée d’Internet et du web a ouvert des portes complémentaires : partage, échanges, publication, ressources etc…. Bien sûr, l’attirance a été d’autant plus forte qu’une demande importante venait des acteurs du quotidien de l’éducation. Ces demandes, principalement venues des enseignants, étaient principalement « instrumentales » plutôt que philosophiques ou anthropologiques. Cette acceptation de l’informatique et du numérique passait d’abord par l’envie, le souhait de « dominer la machine » dans l’action plutôt que dans l’analyse critique. Pris dans ce tourbillon, il est difficile de prendre du recul et de tenter d’y voir clair, de déceler les lignes de force et d’éviter les modes à court terme dans lesquels les promoteurs de ces technologies veulent nous entraîner.

 

Le piège se referme et devient invisible

Depuis le début des années 1980, on peut lire dans de nombreux documents, colloques et autres récits que l’engouement pour l’informatique, et désormais le numérique, repose sur une naïveté renforcée par une fascination. Du colloque de 1983 sur l’informatique éducative au discours du Premier ministre de 1997 à la suite de cinq rapports sur cette question, on ne peut que constater cela. À partir de 2000, le contexte a changé et l’accélération s’est poursuivie en passant définitivement du monde professionnel au grand public, c’est-à-dire en liant le personnel et le professionnel. L’adoption extrêmement rapide du téléphone portable puis du smartphone s’appuie sur cette adoption sous la forme d’une nouvelle naïveté basée en partie sur l’ignorance. En devenant « facile », le numérique (sa nouvelle appellation adoptée depuis le début 2000 en remplacement de l’informatique et des TIC) a su séduire l’ensemble de la population et devenir presque indispensable voire nécessaire pour certains. Cette nouvelle forme de naïveté favorise l’adoption rapide de toute évolution technique et celle liée à la mal nommée « intelligence artificielle » en est l’exemple le plus récent. La question centrale étant celle du regard critique possible face à ces évolutions.

 

De la séduction à l’éducation …

La naïveté numérique est aussi du côté de nombre d’utilisateurs/spectateurs du monde numérique : influenceurs et influencés semblent former un couple du type naïf/profiteur. Certains ont adopté des codes de séduction, d’autres se laissent séduire voire s’abandonnent à ces « musiques » ronronnantes, appuyées par des technologies qui en facilitent l’utilisation. Les médias s’empressent de nous signaler les millions d’abonnés ou de vues ou de relais sur les réseaux sociaux, attisant ainsi le feu de la naïveté, voir en étant complices. Car le spectre de la popularité est alimenté par la logique économique libérale et individualiste. La dénomination « influenceur » en dit déjà long sur la manière dont s’est construite la représentation de ces pratiques et des personnes. Plusieurs articles publiés (https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/02/09/les-influenceurs-sont-evocateurs-de-success-stories-accessibles_6161138_4408996.html#xtor=AL-32280270) sur ces personnes permet de relativiser le phénomène et ses origines (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/11/les-influenceurs-leaders-d-opinion-de-l-ere-numerique_6022429_3232.html). Ce qui peut sembler inquiétant, c’est la crédulité des « suiveurs » décomptés : sont-ils réellement aussi nombreux ? Quelle type de suite donnent-ils à ce qu’ils semblent avoir consulté ? Les retours dont on dispose sont peu documentés. On pourra avoir un éclairage scientifique en lisant le livre de Dominique Boullier, intitulé « Propagations » (Armand Colin 2023) ou au moins, en écoutant (suivre) les vidéos de présentation qu’il propose sur Youtube (https://youtu.be/6aIpDqFpsN4?list=RDCMUCjaCN9r_oyIgyUwY7wgACkA). Avec l’auteur on peut s’interroger sur notre  manière (individuelle et collective) de vivre avec ces « propagations ».

 

Quand la naïveté numérique concerne aussi les pouvoirs

Il arrive que la naïveté numérique s’associe à la volonté de plaire. Ainsi en est-il de ces personnes très impliquées dans le numérique éducatif et qui sont intégrées dans la hiérarchie. De la circonscription aux services académiques voire aux instances nationales (DNE, DGESCO, la centrale – sic), on les rencontre souvent, en particulier dans les manifestations publiques organisées localement ou nationalement. Aussi soucieuses de leur position institutionnelle que de leur attachement au numérique, ces personnes vont développer au quotidien leur biais d’enthousiasme avec celui de carrière. C’est pourquoi, voulant plaire à leur hiérarchie (elle-même mal renseignée voire aussi naïve), elles ne font remonter que les dimensions positives auprès de leur hiérarchie. Les responsables sont souvent victimes de ce syndrome de l’obéissance stratégique et ne perçoivent alors de la réalité que ce que ces collaborateurs leur donnent à voir. Autrement dit elles font écran à la réalité, surtout quand, en plus, les responsables en question souhaitent que celle-ci soit conforme à leurs voeux ou leurs attentes ou celles de leurs propres hiérarchies. C’est ainsi qu’on peut lire nombre de rapports, enquêtes, sondages et autres tentatives d’éclairer les décideurs mais aussi l’ensemble de la population. Dans le domaine du numérique éducatif, comme dans d’autres, le lobbying de certains appuyés sur des argumentaires marchands porteurs (rappelons nous l’interactivité des vidéoprojecteurs et autres écrans tactiles), parviennent à convaincre au-delà de ce qui serait raisonnable de voir (cf. la tentative de généralisation des TBI au Québec). Car nombre de décideurs sont aussi d’une autre naïveté, celle de l’ignorance partielle associée à la séduction face à certains discours commerciaux en particulier.

 

L’institution scolaire est très marquée par des courants très contrastés autour du numérique. Il y a un sentiment d’inéluctabilité quasi généralisé qui fait face à une hostilité parfois violente. Les arguments sont faciles à comprendre : il y aurait une « vulgate » autour du numérique éducatif qui serait alimentée par la naïveté et qu’il faudrait combattre. De la santé à l’environnement, de l’économie à l’attention, ces propos tendent à s’opposer, mais n’apportent pas de réponse globale et constructive. Car le problème est beaucoup plus profond qui s’alimente dans la vision que chacun de nous a de la société humaine et de ce que l’on veut la voir devenir. Le numérique éducatif n’est qu’un épisode d’un monde beaucoup plus global dans lequel la mission de l’éducateur est bien de « conduire le jeune au-dessus » de « l’élever dans la compréhension ». Le numérique fait partie du monde, qu’on le veuille ou non. À partir de là c’est la recherche d’équilibres raisonnés qu’il faut parvenir à mettre en place, tout en préservant la complexité de la planète durablement.

A suivre et à débattre

BD

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