Pratiques médiatiques, pratiques sociales, convergences ?

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Il semble bien que les pratiques des professionnels des médias soient en train de fusionner avec les pratiques sociales en cours, en particulier celles sur les réseaux sociaux. Des formes d’intervention orales ou écrites, qu’elles soient issues de professionnels des médias, d’experts, de chroniqueurs, du grand public sont en train de provoquer des transformations dans les relations sociales et plus largement dans ce que nous appelons le « faire société ». Ce tournant est lié à plus de vingt années de massification des moyens numériques et de l’évolution de leurs modalités d’usage, les dernières étant liées aux algorithmes de l’apprentissage profond basé sur des données, du conversationnel et plus souterrainement de l’apprentissage adaptatif de la « machine ». Pour le dire autrement l’humain se trouve déplacé dans ses pratiques personnelles, les humains sont bousculés dans leurs pratiques relationnelles. C’est ce que l’on nomme un pan de la culture (au sens anthropologique du terme) qui est en mutation. Nous illustrons cela par un ensemble d’observations (non exhaustives et non hiérarchisées) sur des faits, qu’ils soient issus de professionnel ou du grand public, qui nous posent question et que nous soumettons à votre regard critique… :

  • Des titres et des manchettes d’articles accrocheuses mais surtout négatives
  • Des faits trahis par les intentions des auteurs
  • Interrompre l’interlocuteur pour tenter de le déstabiliser ou imposer son point de vue
  • Faire des discours affirmatifs mais invérifiables
  • Choisir soigneusement ses sources, mais pas n’importe lesquelles
  • Imposer un point de vue par la persuasion et la croyance
  • Réaliser des interviews basées sur l’agressivité et la critique négative
  • Préférer les petites phrases bien senties, les «punchlines » aux argumentaires étayés
  • Donner la réponse dans la question, demander à trancher, ou poser une question négative du type « ne pensez-vous pas que » ?
  • Ne pas hésiter à affirmer une idée même si la réalité ensuite la contredit, mais c’est trop tard
  • Tenir en même temps la posture de journaliste et celle d’expert /spécialiste
  • S’autoriser des attaques, entre autres « ad hominem », pour renforcer son point de vue
  • Chercher à savoir par avance avant que l’évènement ne se produise

 

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Des titres et des manchettes d’articles accrocheuses mais surtout négatives

L’art du titre de l’article, la technique d’accroche basée sur le chapô, sont au coeur d’une manière de faire qui se veut génératrice de lecture approfondie, mais en réalité de sont des empêcheurs de lire. À l’instar des travaux de Pierre Gaillard, on peut penser que si l’on ne lit pas réellement les livres, on ne lit pas non plus les écrits longs (chroniques, articles approfondis etc…) mais on ne s’empêche pas d’en parler et de faire comme si on les avait parcourus complètement (un peu à la manière de « la société du spectacle »…)

 

Des faits trahis par les intentions des auteurs

Il est logique mais parfois gênant que les auteurs d’articles ou de reportages aient des « intentions » en amont de la construction de leur production. Cela se traduit soit par des documents « à charge » ou encore des points de vue partiels, orientés politiquement, ou encore des analyses peu ou pas étayées par les faits. Pourquoi est-ce logique ? parce que nous parlons, nous nous exprimons toujours à partir de notre propre capital intellectuel (culturel, social…). C’est par exemple le problème des chercheurs scientifiques dont parfois les travaux sont entachés de ces intentions qui tendent à trouver davantage le moyen de confirmer une hypothèse que de les étudier de manière rationnelle et donc aussi contradictoire. C’est aussi le problème des juges, ou encore de tous les corps de métiers qui ont en charge l’analyse des situations, des faits afin d’en extraire les éléments essentiels. Il en est aussi des experts, des journalistes, des spécialistes. Ceux-ci qui peuplent le plus souvent les émissions de télévision ou de radio qui les rassemblent (talk show ou émissions de débats et autres confrontations) s’autorisent le plus souvent, du fait même du format médiatique choisi, de propos peu ou pas étayés autrement que sur leur « CV » (sous-titre qui est censé situer d’où on parle). Il suffit de comparer plusieurs organes de presse à propos d’un même sujet pour comprendre ce phénomène et apprendre à détecter les intentions. Il arrive parfois que la confrontation soit impossible et que l’art de l’exposé retenu soit suffisamment persuasif pour que nous soyons incapables de discerner les intentions sous-jacentes.

 

Interrompre l’interlocuteur pour tenter de le déstabiliser ou imposer son point de vue

Il est toujours surprenant d’observer que le mode principal de l’interview est d’interrompre la personne questionnée avant qu’elle n’ait terminé son propos. On observe aussi que la manière de poser les questions soit porteuse de ce que l’interviewer veut entendre de la personne qu’elle a en entretien. Dans les deux cas, il y a une priorité donnée au média plutôt qu’à la personne interrogée. Plusieurs « professionnels des médias » télévisés ou radios sont spécialistes de ces formes médiatiques. Dès lors, la personne qui est questionnée va tenter de construire son propos de manière à faire passer des « petites phrases » et éviter de se faire « surprendre » par les questions posées. Dans certains cas ces modalités d’interview sont particulièrement pénibles à suivre et surtout improductives car d’un côté comme de l’autre l’enjeu n’est pas dans le contenu, mais dans la « popularité » de la situation. En d’autres termes, et jadis Pierre Bourdieu l’avait démontré, ce qui compte n’est pas le contenu, mais le contenant et la forme médiatique de la scénarisation.

 

Faire des discours affirmatifs mais invérifiables

L’affirmation péremptoire est une forme d’expression qui en impose. L’expert, le spécialiste, le chercheur même ou le simple chroniqueur, chacun se doit de sortir des discours forts et impressionnants. C’est à ce prix que je peux convaincre, d’autant plus que personne ne vient vérifier ou infirmer mon propos. Parfois un débat s’ouvre, mais, là encore, les « opposants » utilisent la même forme affirmative et surtout ne sont pas en recherche de consensus dans la plupart des cas. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les dérives des personnes qui prennent la parole publiquement via les médias en particulier affirmant ainsi, souvent au-delà de leurs réelles connaissances, leurs convictions, mais aussi leurs croyances, voir leurs désirs ou simplement leur imagination… Ce qui est désolant c’est que cela est désormais repris en écho dans les « commentaires » que l’on retrouve aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les appels à commentaires des médias : la pauvreté des propos est parfois accompagnée d’une sorte de violence verbale : interdire tout débat, toute recherche de consensus, toute « altération » rentre petit à petit dans le schéma culturel de chacun de nous, piégés que nous sommes dans ces manières de se comporter.

 

Choisir soigneusement ses sources, mais pas n’importe lesquelles

L’art des sources accompagne l’art des affirmations. Parfois précises, mais discutables, parfois évoquées mais pas explicités etc… Ainsi l’argument suivant « ce que dit la recherche » permet d’obtenir un blanc-seing pour des idées qui parfois ne sont pas étayées aussi solidement que cela, ainsi en est-il aussi des méta-analyses dont certaines sont sujettes à caution… mais on nous dira que c’est aussi cela le débat scientifique. Mais le plus souvent en choisissant certaines sources et en en disqualifiant d’autres, sans pour autant le prouver, cela modifie la réception des arguments : ainsi ce chercheur réfutant les articles opposés à ses idées car il suspecte ceux-ci d’être « payés » par des sociétés qui ont des intérêts opposés à ses idées. Mais il ne prouve pas cela et surtout il ne fait pas sa propre auto-critique sur l’origine de ses propres idées (financière et culturelle, entre autres). Le problème est malheureusement beaucoup plus large : c’est la question de la vérification comme certains faits divers l’ont montrée : chacun s’empare de sa vision du problème et ignore tout ou partiellement les faits. Cela est courant dans le journalisme auquel on demande d’informer « en temps réel », mais auquel on n’impose pas de s’assurer des faits et auquel on permet d’exprimer des jugements.

 

Imposer un point de vue par la persuasion et la croyance

La participation active à un débat, quelque en soit le support, suppose que l’on confronte son point de vue à celui des autres. Les émissions de débats (la télévision a su en faire la preuve depuis longtemps) ont été davantage l’occasion d’une juxtaposition que de celle d’un échange. Même si dans certains espaces qui semblent plus fondés sur l’échange, on sent bien que désormais, chacun a intégré le fait de ne pas progresser dans son point de vue mais plutôt de le faire passer auprès d’un tiers : le public, qu’il soit téléspectateur ou membre d’un groupe de discussion en ligne. Le problème se trouve amplifié lorsque le fondement du point de vue est une croyance. Selon le degré d’implication du sujet croyant, il est alors impossible de dialoguer. Récemment les croyances complotistes ont bien illustré ce passage du point de vue à celui de croyance, le mécanisme d’exclusion de l’autre pour tenter de capter l’intérêt des spectateurs est à l’oeuvre.

 

Réaliser des interviews basées sur l’agressivité et la critique négative

Il semble qu’un modèle d’interview se soit développé dans le monde des professionnels des médias. Entre eux, d’ailleurs, ces professionnels se reprochent une forme de « complaisance » dès lors que le modèle n’est pas mis en place (parfois influencé par des idéologies). Ce modèle est basé sur l’agressivité qui consiste à tenter de déstabiliser l’interviewé en étant agressif avec lui, en l’interrompant. Il est aussi basé sur la critique négative systématique. Toute question, toute remarque se doit d’être un reproche, signaler un défaut, une erreur, pour faire réagir et ainsi déstabiliser « l’adversaire ». Ces formes d’interviews sont de plus en plus courantes et surtout insupportables, elles participent de la spectacularisation. D’ailleurs certains interviewés font depuis longtemps des « entrainements » (média training) pour s’adapter à cette forme. Le public est lui mis aussi dans une situation où il en vient à attendre ces propos agressifs, surtout lorsque les idées présentées leur sont opposées. Le problème est donc qu’il est quasiment impossible d’aller au fond des choses et permettre les réponses approfondies (elles dureraient trop longtemps) donc il faut interrompre, rediriger de manière abrupte le propos. La dérive ici présentée s’est aussi emparée des documentaires à charge ou des émissions d’actualités à charge, avec, en plus les possibilités du montage, du différé qui permet d’orienter le public vers les thèses que soutient l’auteur du documentaire. Fort heureusement, d’autres formes existent (rarement) qui laissent au spectateur la possibilité de comprendre, au sens premier du terme, la problématique évoquée.

 

Préférer les petites phrases bien senties, les «punchlines » aux argumentaires étayés

Lors de séances d’entraînement aux situations médias, il n’est pas rare qu’on explique que d’une émission, d’une interview, d’un article, il ne ressort que rarement plus que deux ou trois phrases au sens particulièrement « vendeur ». On vous apprend donc à préparer ces quelques phrases à placer et à éviter de délayer celles-ci dans des explications plus longues. Car c’est ainsi qu’il faudrait parler pour être entendu. Dès lors le contexte d’une phrase n’a pas d’intérêt, d’ailleurs les professionnels vont rapidement gommer ces contextes, ces raisonnements, ces argumentaires pour mettre en évidence ce qui peut « passer », ces fameuses «punchlines ». Là encore, la forme prend le pas sur le fond. Les médias nouveaux l’encouragent en limitant la longueur du propos, les médias anciens utilisent leurs techniques soit à partir d’un montage, soit par la forme d’interview retenue. En identifiant ces manières de faire, il est plus aisé pour le public de dépasser ces propos. Malheureusement, comme pour les titres et les chapôs, le public préfère parfois la facilité… en frôlant l’idée, plutôt qu’en l’approfondissant. Ceci constitue une manipulation de l’opinion et plus largement un appauvrissement culturel utilisé par de nombreux « intervenants » de toute nature et de toutes opinions, pris, eux aussi, dans cette forme culturelle qu’ils colportent ainsi.

 

Donner la réponse dans la question, demander à trancher, ou poser une question négative du type « ne pensez-vous pas que » ?

En préparant mon document, mon interview, mon documentaire, je suis enclin à exprimer ce que j’attends comme résultat, avant même de réaliser une investigation. Cette pratique amène ainsi à utiliser des formes de questionnements bien particuliers et le plus souvent orientés. La forme la plus simple est celle qui consiste à formuler une alternative et demander à l’interlocuteur de choisir l’une ou l’autre, ou encore à formuler une affirmation ou une négation et demander si l’interlocuteur est pour ou contre, dit oui ou non etc… On voit apparaître régulièrement des formes particulières de questions du genre « si vous étiez un ou une… vous diriez quoi ? » ou encore  » quelle est la personne que vous respectez le plus ». On voit aussi parfois la question négative du type « ne pensez-vous pas que ». Si l’on analyse de près cette phrase, on s’aperçoit qu’il est impossible d’y répondre car, quelle que soit la réponse fournie, elle peut être inversée. Les professionnels des médias s’enferment dans ces formes interrogatives qui n’en sont pas, avec toujours cette volonté d’une part de « piéger » l’interlocuteur et éventuellement de lui faire dire ce qu’il ne voulait pas dire… Pour le public, c’est encore une manière de la spectacularisation qui freine toute analyse et toute pensée autonome…

 

Ne pas hésiter à affirmer une idée même si la réalité ensuite la contredit, mais c’est trop tard

Les experts, les spécialistes, les polémistes (et les professionnels des médias) présents sur diverses scènes de débats n’hésitent pas à affirmer des opinions, même si la réalité les contredits. Dans certains cas, on assiste à une opinion construite à charge, argumentée ou sourcée mais uniquement au service des idées présentées. L’important est davantage de faire passer son point de vue que de tenter d’être dans le sens de l’objectivité (dont on sait qu’elle n’est jamais qu’une orientation…). De plus, une affirmation, même non vérifiée, a toujours plus d’effet que sa mise en question, voire son information. Il faudrait être « le premier » à dire, car le public (et les médias) ne portent pas la même attention à la dénonciation de ces affirmations fausses. Plusieurs cas, que ce soit dans les comportements humains (dénonciation d’actes susceptibles de justice non avérés) ou dans les pratiques commerciales et marchandes (effet d’annonce sur un produit vanté, dont la réalité et l’effectivité n’est pas confirmée), ou même encore dans le domaine politique (avancer des faits à venir en laissant croire qu’ils sont actés).

 

Tenir en même temps la posture de journaliste et celle d’expert /spécialiste

Au moment des crises importantes, les médias font appel à des « spécialistes », ceux que jadis Coluche appelait les gens « autorisés ». Parfois les journalistes eux-mêmes sont considérés comme spécialistes. Les questions que cela pose sont multiples : à quelles conditions objectives un journaliste peut-il être considéré comme « spécialiste, expert, bon connaisseur) ? Qu’est-ce qui valide l’autorité de savoir d’une personne qui s’exprime publiquement ? Avec l’avènement de l’immédiatisation, ne sommes-nous pas tous en capacité de devenir des spécialistes « autorisés » ? Sur les plateaux médiatiques, n’y a-t-il pas un risque d’entre soi lorsque les mêmes professionnels ont les deux postures, ou encore lorsque des « spécialistes déclarés » jouent au journaliste ? Quelle place pour des démarches scientifiques rigoureuses comme étayage des propos ? Dans deux ouvrages, l’un de Florence Aubenas et Miguel Benasayag ( http://ekladata.com/5Q8jdH9MU2KXSVqTTg9ndKtHSJU/Aubenas-Florence-Benasayag-Miguel-La-Fabrication-De-L-Information.pdf ) et celui de François Ruffin (Les petits soldats du journalisme) peuvent nous aider à comprendre ces métiers et les interrogations qui se posent à tout professionnel. Même si la profession est très souvent prompte à se draper dans une honorabilité professionnelle a priori, force est d’observer qu’il y a un écart important avec des nombreuses réalités de mise en oeuvre du métier.

 

S’autoriser des attaques, entre autres « ad hominem », pour renforcer son point de vue

Le modèle actuel des journalistes animateurs des séances de commentaires de l’actualité est basé sur une forme d’agressivité particulière qui est l’attaque ad hominem, ou encore la mise en cause systématique des personnes et de leurs idées avant toute analyse (si tant est qu’elle soit faite). Ce procédé appuyé par de l’ironie, de la moquerie, de la dérision, a pour objectif de mettre « les rieurs » du côté de celui qui pilote et anime les échanges. Ce genre de situation est, le plus souvent, lié à la volonté de faire passer un point de vue (celui du pilote) avant même que l’on puisse identifier l’ensemble de la problématique. Cette manière de faire n’est pas nouvelle et n’est pas liée aux seuls professionnels. Depuis de nombreuses années, les échanges sur les forums de discussions et autres réseaux d’échanges sont remplis de ce biais de communication : mettre l’interlocuteur en cause avant même d’évoquer les critiques sur ses idées. Cette façon de faire gagnant l’espace culturel, le fameux sens critique dont on pense qu’il devrait être partagé pas tous est mis à mal : désormais le coeur du moteur relationnel d’expression est influencé par ces pratiques a priori.

 

Chercher à savoir par avance avant que l’évènement ne se produise

L’avenir fait peur, car il est inconnu. Si les cartomancien(ne)s et autres prédicteurs d’avenir (les augures latines de jadis) ont toujours été sollicités, c’est que savoir l’avenir avant qu’il ne se produise est une sorte d’angoisse existentielle fondamentale. Lors d’annonces de discours importants, les professionnels des médias tentent presque tous de savoir ce qui va être dit avant que cela ne le soit réellement. Lors de situations de crises, professionnels et experts sont tous convoqués pour tenter de nous dire ce qui se passera après. Si cette pratique s’est étendue, on peut l’illustrer par l’exemple de la météo qui est par excellence un instrument prédictif. Non seulement nous la consultons beaucoup plus souvent que par le passé (le nombre de propositions dans le domaine s’est multiplié) , mais en plus nous sommes devenus « croyants » dans cette science dont la base est la modélisation du passé, l’observation du présent, pour tenter d’envisager ce que sera demain. Nous avons là les ingrédients de cette angoisse de l’avenir, et les progrès de l’analyse des bases de données (Big Data et IA) ne font que renforcer cette peur. C’est désormais une sorte de composante de notre culture qui s’amplifie : prévoir l’avenir pour se rassurer au présent !

A suivre et à débattre
BD

1 Commentaire

    • Barbet G sur 8 janvier 2024 à 09:01
    • Répondre

    Merci pour cette mise au point.
    Très intéressant.

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