Questionner la classe inversée, émergence d'une polémique ?

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Charles Hadji, professeur émérite en Sciences de l’Éducation, publie en ce début novembre un texte qui tend à questionner les classes inversées : « Classes inversées et MOOC, révolution copernicienne dans l’enseignement… vraiment ? » (https://theconversation.com/amp/classes-inversees-et-mooc-revolution-copernicienne-dans-lenseignement-vraiment-86515)
Son propos est d’autant plus intéressant qu’il offre à débattre une question plus globale en éducation : celle du travail scolaire à la maison. En suggérant que l’école ne doit pas demander à la « maison » d’être son complément, il renvoie à une question vive, celle de l’origine familiale des inégalités face à la scolarité. Il entérine l’idée selon laquelle l’école, si elle veut être égalitaire ne doit pas faire appel au « hors scolaire » et en particulier au travail scolaire familial. C’est la base argumentaire qu’il utilise pour questionner la classe inversée. Celle-ci en renvoyant à domicile la partie du travail scolaire antérieurement fait en classe et en mettant en classe la partie (supposée) faite à la maison ne répond donc pas au questionnement posé par Charles Hadji, bien au contraire, il le conforte. Cela mérite débat.
Pour tous ceux qui travaillent autour de la classe inversée, cette question du « à la maison » est cependant à relativiser. En effet, si dans la version la plus médiatisée et réduite, il y a ce travail à la maison, dans de nombreuses situations, les choses sont différentes. On trouve en effet aussi bien des classes inversées au sein des établissements scolaires (en distinguant le « en classe » avec le hors classe ») que des classes inversées « tout en un » qui en fait utilisent le potentiel des moyens numériques pour assouplir le modèle transmission/exercice. Comme l’ont écrit et dit nombre d’entre nous, il n’y a pas un modèle de classe inversée mais bien des modalités qui ont d’abord pour objectif d’améliorer les apprentissages des élèves et leur accompagnement par les enseignants. Et donc sous cette étiquette il faut bien voir une recherche empirique et parfois hésitante de nombre d’enseignants qui se déclarent insatisfaits de la posture de leurs élèves lorsqu’ils font classe de manière « traditionnelle ». Pour reprendre l’interrogation d’André Tricot (L’innovation pédagogique, Retz 2017, p.103-107), par traditionnelle, il faut entendre ici la manière « routinière » d’organiser son enseignement autour de l’articulation « apport notionnel, exercice d’application », ceci étant décliné de plusieurs façons selon les enseignants. Plus généralement, la « classe inversée » est d’abord une opportunité pour faire face à un métier ressenti comme difficile surtout du fait de ce qui est perçu comme une évolution générationnelle. Bien que l’on sache que cette critique générationnelle n’est pas nouvelle (elle est récurrente au cours de l’histoire de l’humanité), ce qu’il faut retenir ici est surtout ce qui se passe au quotidien dans la classe : le tâtonnement pédagogique. Or cette attitude est perçue dans de nombreux cas comme peu efficace et l’on peut avoir tendance à se replier sur ces pratiques routinières qui maintiennent un climat « moyen » du côté de l’enseignant comme de celui des élèves.
L’image du renvoi à la maison d’une partie de l’apprentissage est donc l’objet du questionnement principal de Charles Hadji. Cependant deux points méritent discussion : d’une part celui de la forme scolaire inégalitaire, d’autre part celui de l’irruption du hors scolaire dans le scolaire sous l’effet de la multiplication des équipements personnels mobiles.
– La concomitance de l’apparition de la problématique de la classe inversée avec celui de la généralisation du numérique à la maison est un fait observable. Certes la classe inversée n’est pas nouvelle, mais c’est cette éruption soudaine qui semble conforter cette corrélation. L’impact médiatique est alors d’autant plus fort que le ministère de l’éducation va trouver dans cette proposition un appui à sa volonté d’innovation pédagogique autour du numérique et plus largement autour de sa volonté de dynamiser le système éducatif en abordant le cœur des pratiques quotidiennes. Ce qui pose problème désormais c’est la continuité entre les lieux, les temps, les activités, continuité permise par des moyens techniques nouveaux (smartphone connecté à Internet) et un équipement et des pratiques massives dans la vie quotidienne (cf. l’ensemble des enquêtes sur les taux d’équipement). Si, dans le monde professionnel des adultes, privé et public s’interpénètrent, il n’y a pas de raison que cela ne soit pas le cas dans l’école, surtout si l’on observe l’engouement des jeunes pour ces machines et leurs utilisations multiples. L’école sanctuaire (qui est un mythe partiel) est donc mise à mal. Le hors scolaire, que l’on traduisait par travail à la maison, fait irruption de manière nouvelle dans l’espace scolaire. De la même manière, accentué depuis 2003 par l’injonction nationale au développement des ENT, suivi par l’ouverture aux familles de regards nouveaux sur le travail scolaire de leurs enfants par les moyens numériques, l’école s’est imposée de nouvelle manière (ou de manière amplifiée, augmentée) à la maison. Cette continuité s’inscrit dans une forme de nouvelle culture du quotidien et il n’est pas étonnant que l’école s’en empare, tentant ainsi d’ouvrir la boite de Pandore de ce qui se passe à la maison. Considérant le poids de ce qui se passe en dehors de l’école sur la réussite des élèves, on n’est pas étonné que l’école s’empare de cela dans une volonté d’aller voir ce qui s’y passe, voire même de le contrôler… afin de ne pas en subir tous les méfaits. L’arrivée de la question du BYOD et ses différentes déclinaisons actuelles ne fait que renforcer cette idée de porosité et de continuité que chacun, enseignant comme élève, tente de mettre à son profit.
– Il nous faut revenir ici sur le système profondément inégalitaire de la forme scolaire actuelle en France. Difficile de nier ce point au vu des nombreuses études faites sur le sujet. Ce que Charles Hadji n’aborde pas en argumentant que tout doit se faire au sein de l’école c’est justement le poids de la forme scolaire comme imposant un modèle d’école qui n’est en grande partie pas adaptée à ce nouvel environnement technico-social (cf. « Comment le numérique transforme les lieux de savoirs » B Devauchelle FYP, 2012). Ne l’abordant pas ne signifie bien sûr pas qu’il n’en a pas conscience. Par cette manière d’aborder la question, à l’instar de nombreux chercheurs, on n’interroge pas les fondements mêmes de l’école dont on sait qu’elle est basée sur des modèles issus de débats du XVIIIè siècles tranchés pour la plupart au XIXè et confortée dès la fin de la deuxième guerre mondiale, devenant un modèle quasi universel de transmission des savoirs (cf. les publications de l’UNESCO). Nous avions parlé, en 2000 de la transformation des établissements de savoirs en « maisons de la connaissance », puis trouvé dans le concept large de Learning Center (réduit depuis à une bibliothèque améliorée) une opportunité de transformer les structures de transmission de nos sociétés post-modernes. Pour l’instant peu de choses bougent du côté des politiques. Le récent rapport de l’IGEN Catherine Becchetti-Bizot « Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique
Vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner » (Mai 2017) ouvre des perspectives intéressantes de réflexion, malheureusement nombre de ces écrits, aussi passionnants soient-ils n’ont que peu d’effet sur un système davantage pilotés par l’intérêt des gouvernants (et de leur descendance) que par ceux de la population dans sa globalité… On pourra aller plus loin dans la réflexion et la lecture en allant à cette adresse : http://ecolenumerique.education.gouv.fr/2017/09/28/la-forme-scolaire-lheure-du-numerique/
Ni les Moocs, ni les classes inversées ne sont des solutions pas plus que des nouveautés fondamentales en pédagogie. Ce sont d’abord des signes de questionnement qui par leur médiatisation et l’engouement qu’ils suscitent méritent qu’on s’y intéresse. Mais le risque des caricatures est grand, c’est ce qui permet la critique facile et à l’emporte-pièce. Certes, comme le suggère André Tricot, il faudrait faire des recherches argumentées sur ces objets, mais elles sont rares, voire inexistantes. Toutefois ce n’est pas en comparant « une classe avec » et « une classe sans » que l’on peut trouver des réponses, tant les contextes en éducation et plus largement dans des contextes d’interactions humaines sont complexes. L’apparente scientificité de cette méthode n’est en fait qu’un leurre. Quelle méthode dès lors proposer pour comprendre et évaluer ce qui se passe ? Travailler sur du suivi de cohortes et de variations dans le temps d’élèves, d’institutions et d’organisations. Mais ces recherches, sur le modèle (partiel) épidémiologique, pourrait nous donner à voir des directions plus favorables que d’autres. Mais pour ce faire il faut que l’on se dote des outils de recueil des données et des pratiques au cœur des classes elles-mêmes. Or là nous manquons cruellement de moyens humains techniques, et même méthodologiques. Tous ceux qui ont fait des observations en classe (participante ou non, recherche action ou non) savent la difficulté à construire isolément des travaux généralisables.
La polémique qui semble émerger est une bonne chose. Elle va permettre de revenir sur tout ce qui a été écrit sur le sujet (Cf. M Lebrun, J Lecoq, C Becchetti Bizot) pour comprendre que, comme pour les Moocs, et comme pour toutes les tentatives d’enseignants pour « innover », il est nécessaire de ne pas dogmatiser les formes mais d’approfondir les questions de fond qui émergent….
A suivre et à débattre
BD

3 Commentaires

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  1. Bonjour,
    « Le récent rapport de l’IGEN Catherine Becchetti-Bizot « Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique. Vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner » (Mai 2017) ouvre des perspectives intéressantes de réflexion… »
    Sauriez-vous où trouver ce rapport car il n’est pas encore disponible sur le site de l’IG.
    En vous remerciant,
    C. DIDIER

    1. Vous avez raison, il n’est pas téléchargeable. Il se trouve que je l’ai reçu d’un collègue et j’ignorais qu’il n’était pas facilement accessible en ligne.
      A ces adresses des éléments complémentaires du rapport
      http://ecolenumerique.education.gouv.fr/2017/09/28/la-forme-scolaire-lheure-du-numerique/
      http://eduscol.education.fr/primabord/qu-est-ce-que-la-forme-scolaire
      http://una.ac-dijon.fr/spip.php?rubrique36
      Cordialement
      Bruno Devauchelle

  2. Merci Bruno pour ce billet. En fait, je m’y retrouve plutôt bien et j’ai souvent indiqué en formation que si le concept de classe inversée était une opportunité à saisir pour repenser la gestion du temps et de l’espace scolaire au service des apprentissages, la voie me paraissait pertinente et prometteuse dans la mesure où elle questionnait la posture de l’enseignant, tout comme celle de l’élève et autres acteurs associés en lien avec le choix de stratégies visant à améliorer l’efficacité dans les apprentissages. C’est dans cette logique que l’on peut réinterroger le fonctionnement scolaire en organisant les activités en fonction de la nécessité d’autonomie, d’accompagnement, d’apport pour l’élève.. afin que l’élève apprenne mieux. De ce point de vue, le concept de classe inversée a pu dans certains cas, par exemple, être une opportunité pour penser te type d’accompagnement personnalisé pouvant être mis en place dans le cadre de la réforme du collège et permettant à l’occasion d’atténuer les problèmes de disparités et d’inégalités que tu soulèves à raison quand on oppose travail scolaire et travail à la maison. Dans cet exemple d’ailleurs, cette approche avait l’avantage de montrer l’importance du lien entre le temps d’accompagnement personnalisé et le temps de cours avec l’enseignant, comme il réinterrogeait la place des différents acteurs dans une approche systémique. Cette piste a aussi l’avantage de favoriser une recherche de sens avant l’action évitant ou limitant ainsi le risque de rester dans une image caricaturale du concept de classe inversée opposant le « travail sans prof à la maison » au « travail accompagné avec l’enseignant en classe ».

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  7. […] En 2014, je m’étais inscris dans un cursus de doctorat, et je cherchais un sujet de thèse. Je me suis intéressé à la classe inversée, mais en me penchant sur la littérature, je me suis rendu compte qu’il y avait peu d’études sur le sujet… et que celles qui existent comportent des biais méthodologiques. Elles étudient la classe inversée sur une année N, puis la comparent avec une année N-1, avec des élèves différents ! Je m’interrogeais sur l’intérêt grandissant des profs pour la classe inversée, alors qu’aucune étude scientifique rigoureuse n’existe, quant à son impact sur les résultats des élèves. Fabien Soyez. Questionner la classe inversée, émergence d’une polémique. […]

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