Les écrans, des approches contrastées et discutables

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L’émission DébatDoc présentée par la chaine LCP ce mercredi 29 novembre a essayé d’éclairer le débat sur la question de la nocivité des écrans (https://www.lcp.fr/programmes/debatdoc/dangers-pour-la-generation-ecrans-227640 ) . Malheureusement, elle n’a pas atteint complètement son but pour plusieurs raisons. La première tient au caractère international du documentaire de première partie qui amène à s’interroger sur les cultures locales dans l’emploi et l’accessibilité des écrans. La deuxième tient à l’animation du débat qui malheureusement a fait preuve de méconnaissance du dossier et posé des questions sans étayage sérieux. La troisième tient aux invités et en particulier aux deux spécialistes (Duflo et Tisseron), diplômés de psychologie et auteurs chacun d’ouvrage assez différents, voire polémique. Au total une émission, comme d’ailleurs le sont les autres sujets abordés dans d’autres émissions de cette série, qui tente d’ouvrir un questionnement au risque de le refermer brutalement si le sujet demande approfondissement. Seul le réalisateur du documentaire, de formation scientifique et spécialiste de la vulgarisation dans ce domaine, a su, dès le début préciser le débat, mais qui a été étouffé par le début de polémique entre l’approche réglementaire et l’approche positive.

Un débat qui n’en est pas vraiment un

L’argument d’autorité basé sur l’expérience clinique revendiquée a permis d’argumenter sur le besoin de réglementation, de législation : recevant au quotidien des enfants et leurs parents cette psychologue a généralisé trop hâtivement ses observations dont on a pu percevoir qu’elle était autant une conviction personnelle qu’une analyse approfondie, ce qui a entaché son propos. L’interlocuteur, personnalité bien (re)connue a voulu être apaisant mais s’est heurté à ces convictions opposées, alors qu’il a, lui aussi, une longue expérience, elle aussi clinique, mais pas uniquement. Chacun étant appelé à préciser son point de vue, on a vite perçu le souhait d’un des deux participants de défendre son point de vue, même lorsque l’autre exprimait des nuances plutôt que des désaccords de fond. Et finalement, est arrivé ce qui devait arriver : une mise en parallèle de deux approches, sans permettre au spectateur de tirer partie de des arguments respectifs. La vision réglementariste s’appuyant sur une dramatisation, on est passé de l’observation à l’émotion (personnelle d’abord) puis à la conviction….

Les limites de l’approche clinique : quels biais ?

Cela a révélé le problème plus général posé par l’argumentation basée sur l’expérience dite clinique ou encore empirique. Cela a valu très souvent des débats et des controverses jusque dans les salles des profs. Ainsi, à propos d’une classe il arrive souvent que tel ou tel enseignant a un regard autre que ses collègues sur tel ou tel élève voire la classe entière. Et cela est principalement dû à l’expérience personnelle et à l’interprétation personnelle voir l’explication qui tente de rationaliser le ressenti de l’expérience. Ainsi, une perception personnelle devient parfois une vérité généralisée. Ce biais cognitif est courant et chacun de nous est concerné. Avec le développement des moyens d’information alternatifs (Internet) aux systèmes centralisés (médias de masse), chacun peut élargir son horizon et sa compréhension du monde. Mais il semble que cela ne soit pas le cas pour la majorité des humains qui recherchent d’abord à retrouver des informations qui confortent ses conceptions. Aussi la perception du monde au travers des moyens numériques vient rajouter à la perception par l’expérience sensible et quotidienne.

 

Les vérités au temps de la nouveauté

Y a-t-il alors des vérités ? Faut-il attendre 20 ans pour qu’un consensus se dégage face aux effets d’une nouveauté technologique ? Faut-il au nom du principe de précaution refuser toute nouveauté technologique en « attendant de savoir » ? Peut-on expérimenter sur des humains (jeunes ou vieux) les bienfaits ou méfaits des technologies nouvelles ? A ces questions, l’histoire révèle que ces débats se retrouvent à chaque époque, lors de transformations et évolutions techniques. L’histoire révèle aussi qu’il y a toujours des transformations de tous ordres dès lors qu’une technologie arrive dans la société. Le temps des « objets valises » qui embarquent toutes les conceptions possibles laisserait ensuite la place aux « objets frontières » qui les situe clairement dans leur effet sur la société et l’humain (https://edutechwiki.unige.ch/fr/Objets_fronti%C3%A8re voir aussi Patrice Flichy) .Les deux cent cinquante dernières années sont marquées, en particulier en France, par le développement du « rationalisme cartésien » et plus globalement par une croyance à la technique plutôt qu’à la croyance religieuse. Cependant la posture psychologique du croyant n’a pas pour autant disparue, mais par contre le mythe du « bon progrès » s’est ancré dans les esprits et dans nos cultures occidentales.

Différences et contextes

Le problème de ce questionnement, et nous avons déjà eu l’occasion de l’aborder dans nos écrits, c’est la contextualisation des usages. Dans ce genre de débat, on ignore complétement les différences d’usage et de situations d’usage pour se focaliser sur les dangers (allant jusqu’à faire l’analogie avec le tabac ou les énergies fossiles pour situer les tenants d’une vision positive). Ce raccourci argumentaire permet de globaliser une problématique en évitant d’entrer dans les différences et variations nombreuses. Ainsi la passivité face aux écrans rejoint les discours des années 1960 – 1980 à propos de la télévision. Cette passivité, dont on sait qu’elle n’est pas sans effet sur le récepteur, doit aussi être appréciée au cas par cas. Cet enfant de quelques mois, installé dans son siège face à la télévision ouverte pas les adultes qui ne l’éteignent pas lors de la présence de visiteurs (vécu réellement) est probablement « marqué » par les formes et couleurs qui sont devant ses yeux et auxquels il ne perçoit que les « flash » et pas la continuité sémantique propre à tout support audiovisuel. Or cette marque psychique est impossible à qualifier, tant les outils d’observation restent limités dans l’instant et dans le temps. De plus l’effet dans la durée de ce type de situation doit être analysé à l’aune de l’ensemble de l’environnement proposé à l’enfant par les adultes de l’entourage. Oui, tout acte « éducatif » a un effet sur celui auquel il s’adresse. Non la prédictivité des effets n’est pas univoque et explicable. Car les différences individuelles sont aussi bien liées au patrimoine interne qu’au milieu externe.

Dépasser les oppositions ?

Il faut alors appeler à une véritable réflexion sur cette période valise qui génère tant d’affrontements alors qu’il y a nécessité de réfléchir encore et encore au développement de l’enfant, mais aussi à celui des adultes. Non le développement du cerveau ne s’arrête pas à 25 ans (on apprenait déjà cela à l’université en 1976…), ce sont les formes du développement qu’il faut prendre en considération, et cela à tous les âges de la vie. Les écrans de toute nature (papier et livre y compris) ont des spécificités qui empêchent de les réduire à une seule approche. Le discours public des personnes autorisées est malheureusement empreint de parti pris et de conceptions qui servent davantage à convaincre le grand public par des analogies ou des références qualitatives qui frappent l’imaginaire (cf les neurosciences parfois) mais qui empêchent de réfléchir. Alors, souhaitons que l’on sorte de ces oppositions pour tenter de voir plus loin en s’appuyant aussi sur l’histoire récente et moins récente. Les technologies avec leur habillage de nouveauté (cf les questions récentes autour de l’IA) freinent cette inscription temporelle de la réflexion. On argumente sur l’hypothèque de l’avenir, mais on ignore les dynamiques passées. Car derrière ces questions se pose celle d’une vision du progrès qui serait bon a-priori et qui empêche même de réfléchir au-delà. Nous pouvons entrevoir cela lors de questionnaires auxquels des jeunes lycéens et collégiens ont répondu et pour la majorité desquels ce côté positif s’articule avec leur propre développement et leur envie d’avenir. Seuls certains sont pessismistes à propos de ce progrès, il est possible qu’un rapprochement soit à faire avec leur situation personnelle.

 

Pour en terminer avec ce débat, on constate que la médiatisation des questions vives du moment est l’illustration de la mise en scène des idées de manière suffisamment contradictoire négligeant bien sûr les controverses qui mériteraient un travail approfondi. Une méta analyse récente a eu l’habileté de situer beaucoup mieux la question en la contextualisant et en montrant combien il fallait rester prudent quant aux généralisations hâtives.

 

A suivre et à débattre (en sortant du tout venant médiatique et émotionnel, voire de convictions idéologiques)

BD

 

Annexe

Une citation en annexe issue du site dont le lien figure ci-dessus et qui explique le passage vers l’objet frontière :

« Jean-Pierre Noblet (2006), qui montre comment, dans un processus d’innovation, un e-campus peut passer du statut objet valise à celui d’objet frontière. Un « objet valise » au sens de Flichy, est un objet « dans lequel chacun des acteurs investit ses propres utopies, et qui devient le sujet de représentations disjointes ». C’est le stade de « fascination » devant un artefact, dont en témoigne bien souvent le langage. L’artefact devient alors le réceptacle des meilleures et des pires suppositions (« la technologie va nous sauver ou au contraire nous asservir », voir les premiers discours autour de la FOAD). Petit à petit, les illusions et les craintes se dégonfleront et laisseront place à des discours plus « réalistes ». L’auteur nous explique que la coopération entre les parties prenantes d’un dispositif de formation à distance (stagiaires, intervenants, tuteurs, administratifs, direction académique, entreprises ..) ne sera possible que s’il y a « traduction » des points de vue divergents pour permettre un intéressement des acteurs et ce à travers la mise en place d’une standardisation des méthodes et le développement d’objets frontière. « 

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